(extraits)

MAISON SOUSTRAIRE

lettre du 7 décembre 2020 :

Je suis adossée au radiateur du salon, assise sur un reste de canapé qui forme un coussin large, les jambes étendues sur le tapis, l’ordinateur est posé sur mes cuisses. Je n’éprouve aucune gêne à écrire depuis ici, dans cette position. Je profite aussi du dernier verre de vin qui va devoir disparaître, mes tentatives sur les deux précédents m’ont appris qu’il n’y avait pas d’espoir de sauver de fonction pour cet objet.
Les adaptations que mon corps va devoir réaliser, pour la plupart, je les devine en trans- formant les objets. Si je choisis par exemple qu’une assise soit basse plutôt que fragile, je sais que ce choix va obliger mes muscles à mobiliser plus d’énergie pour me relever. Je me range derrière ce choix, parce que je sais mon corps capable de réaliser cette action sans difficulté.
Dans la chambre-salon tout est maintenant proche du sol. Le matelas étroit est separé du parquet par une épaisseur de latte, du canapé il reste deux coussins superposés qui frôlent les vingt centimètres de haut, il y a le coussin sur lequel je suis assise, une table basse (très basse), une fraction de tapis.
Dans la cuisine, la table a été démontée et pesée aujourd’hui pour être repensée avec un tiers de sa masse. Le choix : hauteur ou surface? Sachant que je vais pouvoir produire au moins deux ou trois assises d’une taille standard ; je choisi de conserver la hauteur, pour que l’on puisse continuer à s’asseoir autour d’une table, à 2 ou 3, ici. La hauteur de l’assise n’empêche pas ça pourtant… nous pourrions être 2 ou 3, assis par terre autour d’une table basse ici.
Le choix de hauteur, me permet, entre autres, de penser qu’il est plus aisé d’accueillir une personne qui a du mal à se baisser ou se relever et que cet habitat propose ainsi une forme d’accueil. Pourtant le choix de surface et donc d’une hauteur moindre, occasionnerait des contacts et des gestes de ma personne et/ou des personnes présentes, qui permettraient aussi à l’individu qui a du mal à se baisser ou à se relever de le faire sans peine.
Alors c’est possible qu’un objet nous désapprenne un geste ou un contact, et que cette expérience Maison Soustraire qui consiste à mettre à nu et à analyser des objets, permette de reconsidérer des gestes et des contacts. Il faut peut-être mettre en ruine le standard pour retrouver du spécifique.

article l’excédent – revue décor

revue de l’ENSAD publiée en février 2021 (extrait) :

[…]

Soustraire est devenu un sujet de recherche sur les pratiques soustractives appliquées à la matière, aux objets, aux besoins. J’ai pu penser que de tendre vers le sobre, le simple, le minimal me conduirait à faire disparaître le décor, qu’il était d’une certaine façon l’allié du consumérisme et que je pouvais ainsi tenter de l’abattre – c’est impossible. Lorsque j’insère une forme dans la réalité matérielle, je cherche à concevoir des usages mais je produis aussi un décor ou un élément de décor. Habiter revient à configurer des milieux1, le simple fait d’agencer des formes autour de nous fera toujours décor. Le décor matérialise une façon d’être au monde.

Si l’attitude qui accompagne le travail Soustraire ne fait pas disparaître le décor, elle le dissèque. La dés-accumulation de la matière permet de révéler différents types de décor.
D’une certaine façon, elle conduit à isoler Le décor, celui défini comme dépense improductive grâce au concept de La Part maudite. Le reste seraient les décombres de décors marchands, idéologiques, mensongers mis au service d’une production. En précipitant la ruine de formes domestiques, Soustraire démantèle des images (chaque style, chaque genre esthétique appliqué à l’habitat en serait une) qui ont été proposées comme des modes et des cadres de vie.
Le décor appliqué à l’objet se manifeste souvent comme une finition : un motif géométrique sur une assiette, la représentation d’une princesse sur un vélo d’enfant. Le motif géométrique cor- respond a une tendance stylistique actuelle et la princesse représentée est l’héroïne du dernier dessin-animé populaire2. Ces décors marqués, datés entraînent le renouvellement rapide des objets, la surconsommation et la surproduction – ils sont très répandus et facilement identifiables.
On peut signaler un autre type de décor plus insidieux, celui qui maquille, le décor mensonger qui cherche à tromper en avançant une qualité ou une caractéristique inexistante.
Sur cette image, on voit cinq modèles de brosses à dents très différents disposés dans un ordre -du modèle #1 au #4- qui suggère une évolution performative de l’objet. Le premier modèle serait une brosse à dents primaire et la quatrième une brosse à dents plus complète. Les brosses des modèles #2, #3 et #4 sont constituées de poils de différentes couleurs. Ces variations au sein d’un même modèle laissent penser que pour signifier et mettre en avant des différences de flexibilité, de diamètre des filaments qui constituent la brosse, le fabricant a fait usage de plusieurs couleurs. Ce n’est pas le cas. Pour chacune, de ces brosses à dents, la qualité des filaments de la brosse est uniforme, les poils ont les même caractéristiques. Ces variations de couleur sont-elles alors simplement envisagées comme une forme de finition de l’objet ou est-ce qu’à travers celles-ci on cherche délibérément à tromper, à suggérer quelque chose qui n’existe pas? Car après tout on a le droit de penser qu’une hétérogénéité de la brosse pourrait être performative. L’objet devient ici un medium, c’est un support de messages, il se charge de signes qui se contentent de raconter la performance, l’hygiène, l’ergonomie, etc.
En continuant mon travail de veille sur cet objet, j’ai trouvé il y a quelques mois une brosse à dent «soustraire», le modèle #5. Le fabricant du modèle #4 (exagérément sur-matiéré) propose une brosse à dent qu’il nomme
écolo clean, le modèle est constitué d’une matière recyclée, recyclable, le manche est évidé par endroit ce qui limite l’utilisation de matière, l’alternance des vides et des pleins génère un motif et la couleur des poils est uniforme alors que pourtant cette fois ci il y a deux qualités de filaments pour constituer la brosse. Je ne sais pas trop si je peux me réjouir ou m’indigner. Je sais très bien que la conception soustractive est pratiqué et maîtrisée dans la production de masse (quelques grammes supprimés d’un objet de grande série peuvent faire économiser des tonnes), le modèle écolo clean utilise cette compétence pour répondre à un désir de choix de certains consommateurs. Et la soustraction (l’absence, le vide,…) est ici créatrice de valeur environnementale certes, mais elle devient aussi marchande.

[…] 

SOUSTRAIRE, les objets disparaissent.

14.03.17 – Hier, on m’a pris mon tapis…

Il avait bien sa place et définissait un «coin salon» dans la pièce. Il enrichissait l’espace sans avoir de fonction essentielle. Mon attachement à lui n’était pas visuel mais tactile ; ici le carrelage gris offre un contact froid et je porte des mules alors que j’aime être pied-nu. En marge du tapis, j’ôtais ces mules et me régalais du contact appuyé de mes plantes sur le tissage, et lorsque que j’étais assise je frottais machinalement mes pieds sur les fibres jusqu’à la chaleur.
Il faut ne jamais être pied-nu ou assis par terre pour ignorer les tapis, ou bien comme quelques personnes me l’ont dit Rue de la République : «À mon âge, je me prend les pieds dedans.»
Moi-même j’ai retiré le plat, très peu utilisé jusqu’alors, la poêle et la casserole sont des contenants bien supérieurs puisqu’ils vont sur le feu.


17.03.17 – Hier, on m’a pris mes rideaux…

«Pour voir le soleil se lever.» d’après le bulletin d’un visiteur de la Rue de la République. Idéalement oui… mais je suis au rez-de-chaussée sur cour et la sonnerie de mon téléphone se lève bien avant que la lumière présente à l’extérieur ne pénètre la pièce.
«Pourquoi se cacher?» et «Vision sur le monde». Voilà qui précise bien le double rôle de ces écrans qui protègent notre intimité mais nous empêchent de voir à l’extérieur. J’ouvre : tu me vois – je vois, et je tire : tu ne me vois pas – je ne vois pas.
Ici la cour sur laquelle donnent les deux fenêtres de l’appartement est le local poubelle de l’im- meuble, terne spectacle – les rideaux sont le
plus souvent tirés. Cela évite aussi qu’à 8h, 1/3 réveillée et 2/3 habillée, je croise visuellement une voisine très habillée qui en partant travailler jette avec dégoût ses déchets. Je sais qu’elle est là j’entends ses talons et le couvercle de la poubelle se refermer, elle sait que je suis là, mais nous
ne nous sommes pas croisées et ça nous va bien comme ça. Avec 1/3 de rideau on devrait pouvoir continuer à s’arranger.
J’ouvre le rideau seulement au début de l’après-midi, quand il est touché par le soleil et que son effacement permet de laisser entrer ce dernier sur le sol à l’intérieur.

 

04.04.17 – Hier, on m’a pris mon oreiller…


J’ai très bien dormi la nuit dernière. Je pensais en garder un morceau et le compacter pour le caler sous ma nuque, finalement je ne crois pas que cela sera nécessaire.Est-ce qu’un jour avant aujourd’hui je me suis demandée si j’en avais «besoin»? Est-ce que je vais pouvoir l’évacuer de façon définitive de mon environnement domestique quotidien?
Presque 30 ans de contact étroit avec cet objet plusieurs heures par jour, qu’est-ce que l’oreiller a apporté à mon corps? Du confort, un maintien tendre de ma tête la nuit.
Et qu’est-ce que l’oreiller a pris à mon corps? Certainement une capacité de relâchement et de détente toute naturelle –celle qu’on les enfants et mon chien–, elle me fait défaut parfois.

08.04.17 – Hier, on m’a pris ma cuillère en bois…


Elle est un peu tordue, un peu fendue, irrégulière. Le matériau après façonnage avait bougé et défor- mé l’objet sans pour autant faire disparaître la fonction. Grâce à cet ustensile : remuer, mélanger les aliments quand ils cuisent sans rayer la poêle, goûter un extrait pendant la cuisson et pousser les aliments de la poêle au plat ou à l’assiette.

Je vais provoquer son usure, sa déformation jusqu’à trouver avec 1/3 le squelette de la cuil- lère. Elle sera forcement plus fragile, mais elle devrait pouvoir remplir le même rôle. Je modére- rai mes gestes pour ne pas la briser.